Thièvre (P.d.c.) Le 2 novembre 1914
Ma bonne chérie,
Hier je t’ai écrit d’un village nommé Souastre, mais nous n’avons fait qu’y séjourner pour arriver le soir à Thièvre . C’est un pauvre pays, ravagé par les troupiers qui y sont depuis trois mois mais quels gens hospitaliers (on se rapproche du nord ) arrivé tard mes cuisiniers furent un peu gênés pour leurs popotes, mais néanmoins on mangea à la même heure que d’habitude. Malheureusement comme je n’avais pas eu le temps de me chercher un lit à dix heures, je n’avais pas encore de gîte. Je venais d’aller voir mes hommes dans une écurie, mais ils dormaient si bien que je n’osais les réveiller et je me décidai à ne rien chercher. Bien m’en pris, je rencontrai un jeune homme et sa mère qui me donnèrent la clé d’une maison abandonnée où j’ai passé une bonne nuit.
Ce matin on nous donne l’ordre d’embarquer à Doullens, nous filons vers Lille précipiter la fuite de nos boches déjà bien malades. Nous passerons la nuit en chemin de fer, par conséquent, repas froid préparé pour 9 personnes.
À l’heure où je t’écris le déjeuner est pris et un poulet et 3 pigeons rôtissent cependant que refroidit un filet. J’ai trouvé du fromage, notre propriétaire nous fournit de bonnes poires. Nous sommes en campagne ! ! Le dirait-on en lisant ma lettre.
Dans mon château de Fonquevillers, je m’étais arrêté à ta lettre du 23, mais hier j’ai reçu celle du 22 contenant une bonne lettre de Loulou. Je le félicite et suis content de lui, mais espère qu’il va essayer tout de même d’élever la note de français, puisque-là, il ne lui faut que de l’attention. C’est bien néanmoins comme ensemble. Lettre du 22 répond à différentes questions que je te posais notamment pour Camille, merci.
Ta lettre du 24 est très documentée. Pauvre Monsieur Lecomte, quel chagrin doit avoir son Adèle ! Tu vois parmi les frappés nous sommes des privilégiés.
Pauvre Guéry, quel voyage, rappelle ma sympathie. On m’avait dit que le gosse Husson était tué. C’est une habitude assez répandue de tuer les gens comme ça. Ici nous venons de recevoir des lettres de deux officiers laissés morts à Morhange, ils vont assez bien pour écrire.
Si donc on te dit que je suis capout ne le croiras pas du premier coup.
Mais n’y a pas de danger. Tu sais bien que j’ai un petit singe à une chaîne de montre, tu sais bien le petit singe que la belle mère de Jos (Joséphine Mondlange, fiancée de Robert- NDLR) m’a apporté à Dombasles.
Je suis content de la guérison de Monsieur Renaud, bonjour à la famille Jeannin.
Je suis à 4 kilomètres de Monsieur Gauny mais impossible de le voir. Je serai pourtant bien heureux de le rencontrer. Tous les officiers ……? que je vois leur demande après lui, mais la réponse est toujours la même : à 12 km derrière l’endroit où on entend plus le canon. Le veinard !
Notre embarquement nous oblige à nous éloigner du front, nous n’avons donc entendu cette nuit ni fusillade ni même canon. Ça ne m’a pas empêché de dormir.
Me voilà donc ma chérie à la veille de passer dans nord et peut-être d’entrer en Belgique. C’est une nouvelle phase de la campagne. Elle peut être périlleuse, elle ne peut pas l’être plus que celles que j’ai traversées. Il faut ajouter que j’ai l’expérience en plus. Ne te tracasse donc pas à mon sujet. Je suis « tahon » ça veut dire invulnérable, il parait.
J’espère que nous arriverons du côté du Luxembourg en poursuivant ses cochons que l’on nous fera faire un crochet vers Nancy.
C’est peut-être du travail en perspective, de la fatigue, mais je te le répète, je suis taillé pour les supporter et avec moins efforts que les plus jeunes que moi. Tu peux blaguer en m’appelant patriote, en effet il n’y a pas de mal à cela et heureusement je ne suis pas le seul.
Il faudra sans doute prendre patience pour la correspondance qui va encore retarder, cependant je ferai mes efforts pour écrire chaque jour, ne fût ce qu’une carte.
Allons Chérie, bon courage, je crois que mon mandat de 300 francs pourra partir aujourd’hui. J’ai encore sur moi près de 200 francs. Baisers à Eugénie et amitiés à tous, Fifisse, Monsieur et Madame Roche… Etc.
Ton vieux t’embrasse
J.Druesne
Dernière minute : embarquement retardé. Allons loger ailleurs.
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D ailleurs, 2 novembre 1914
Mon gros Robert, (Robert est le fils ainé de Jules et Cécile. ndlr)
J’attendais du gars Joublot qui est à l’Etat Major de la division, la fameuse circulaire que tu me demandes, mais celui-ci sans doute occupé par la mise en mouvement sur le Nord de mon corps d’armée, n’a pas pu me satisfaire.
Nous nous embarquons donc ce soir à 3 heures pour une direction inconnue, mais c’est cousu de fil blanc. Nous allons f…. le coup de pied au cul final. J’y pars avec confiance, ça n’est pas plus périlleux, ça ne peut l’être, que ce que j’ai vu, en plus, j’ai l’expérience, j’ai donc confiance et vous pouvez le partager.
Néanmoins, mon gars, il faut tout prévoir. Eh ! bien, je tiens à te dire que je ne prévois rien du tout, j’ai absolument confiance en tes bons sentiments pour donner aux suites de ma disparition les conséquences qu’elle comportera. D’ailleurs, j’ai la satisfaction de laisser à maman, ce qui est nécessaire pour vous permettre d’attendre ton aide, et puis tu es là.
Mais nom de Dieu, que vais-je raconter là après avoir presque dit que j’étais invulnérable !!
Enfin, c’est dit, il fallait le dire, nous n’en parlerons plus
Je vais donc partir bravement et ce qualificatif veut tout simplement dire, franchement sans souci, le corps et l’esprit on ne peut mieux préparés aux fatigues que ce nouvel effort va sans doute demander. Ce n’est pas de la vantardise, je ne suis d’ailleurs pas le seul dans ce cas heureusement.
Cet état est donc un excellent appoint pour réussir et je m’en vante. C’est pour t’enlever tout souci à ce sujet. Je me suis mieux préparé que pas mal de plus jeunes que moi.
Ainsi soit donc rassuré et fais partager ton assurance à maman.
Toi, sois prudent, prends toutes les précautions possibles, tu sais combien tu deviendrais précieux pour les chers nôtres.
Encore….. mais mon bon gros, n’est ce pas qu’il fallait le dire ?
Je t’embrasse bien fort, merci, merci encore pour toutes les satisfactions que tu m’as causées, tu comptes pour une bonne part dans les bonnes dispositions où je me trouve.
Ton père affectionné
J.Druesne
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2 novembre 1914 (JMO du 37e RI)
Dans la nuit du 1er au 2 novembre, les 1er et 2e bataillons sont relevés par deux bataillons de réserve l’un du 355e, l’autre du 294e. Le régiment se porte ensuite dans la nuit à Souastre à 6h du matin et y cantonne. Il se porte ensuite dans l’après-midi à Thièvres par Pas (en Artois) pour y cantonner.
Cartographie du 2 novembre 1914