Madeleine: les années en Espagne (1942-1950)

Suite des souvenirs de Madeleine

Comment vais-je pouvoir maintenant vous raconter chronologiquement nos vingt années passées en Espagne? 1942-1962…; Cela me semble impossible. Vous dirai-je que je m’en souviens moins que des années de ma jeunesse et même de celles de Thourotte.
La vie était d’ailleurs très régulière. Les enfants partaient en tramway le matin à neuf heures moins le quart avec leur Père pour aller au lycée à neuf heures. Je les regardais du haut de mon sixième étage par la fenêtre de la salle à manger. Que de fois François, toujours prêt le dernier, n’a-t-il pas failli rater le tramway!. En écrivant, il me semble encore voir la scène. Les enfants rentraient pour le déjeuner avant leur Père qui ne sortait de son bureau qu’à une heure et demi. Le déjeuner était donc à quatorze heures. Les enfants repartaient aussitôt, et ce mari qui avait une très lourde charge, vingt usines réparties dans toute l’Espagne, à gérer financièrement, faisait la sieste, cette sacro-sainte sieste indispensable dans ces pays chauds et où l’on se couchait très tard. En été d’ailleurs, il y avait déjà la journée continue: de huit heures à quatorze heures trente, car dès le mois de juin et tout l’été, les après-midi étaient étouffantes. J’avais du mal à garder une robe dans l’appartement et la nuit, un drap était plus que suffisant pour nous couvrir.
J’ai un souvenir très marqué de nos premières vacances de Pâques. C’était après la scarlatine de Chantal et il lui fallait l’air de la campagne pour se remettre. Maurice nous avait retenu dans la “sierra”” à la “Granja” dans l’hôtel “Candido” des chambres et nous passâmes là, tout près de Ségovie, une quinzaine fort agréable.
La “Granja” était, en plus petit bien sûr, le Versailles espagnol. Charles III n’ayant pas d’enfant, avait légué son trône à un petit fils de Louis XIV, un de ses arrière petits neveux, puisque Louis XIV avait épousé l’ Infante d’Espagne Marie-Thérèse, qui devint Philippe V d’Espagne à dix sept ans. Il avait été élevé à Versailles: il avait la nostalgie de ce magnifique château et de ces jardins où il avait passé toute son enfance. C’est donc lui qui fit construire le château de la “Granja” avec ses bassins, ses jets d’eau, ses bosquets, imitation modeste mais bien jolie des jardins de Versailles. le site était très boisé, très verdoyant et nous rappelait un peu la France et, la “sierra”, le Jura. Nous retrouvions notre pays qui nous manquait beaucoup.
Nous passâmes là quinze jours si agréables que nous décidâmes de louer une petite maison pour les vacances d’été. Nous la trouvâmes facilement et ce furent donc à la “Granja” nos premières grandes vacances espagnoles.
Nos amis Roldan, espagnols, nous facilitèrent bien des choses: que de promenades joyeuses, de pique-niques dans les montagnes près des cascades scintillantes au soleil. “Amparo” notre première bonne, était venue avec nous; ainsi, j’avais la vie facile. Elle nous accompagnait dans ces pique-niques.
Un jour nous étions bien installés en train de déjeuner, un bruit se fit entendre, de plus en plus fort et nous vîmes arriver au galop un troupeau de taureaux! Cette fois, et peut-être une des rares fois de ma vie, j’eus très peur. Dieu soit loué! J’ai eu le réflexe qu’il fallait. Un grand rocher creux était près de nous, abritant du soleil ceux qui le désiraient. J’y plaquais les quatre enfants: Amparo et moi, nous mîmes bravement devant eux. Nos coeurs battaient, mais nous ne bougions pas et ne parlions pas. Le troupeau passa au galop devant nous, ne nous envoyant que de la poussière! En derniers arrivèrent, à cheval, les deux hommes qui conduisaient le troupeau. Ils éclatèrent de rire en nous voyant tremblantes et recroquevillées sous notre rocher. “Si vous vous étiez sauvées, nous dirent- t- ils, les taureaux vous auraient piétinés!”. Bon à savoir, mais un peu tard, en tout cas pour le reste de notre vie. Vous croyez l’histoire finie?. Voilà la suite. Nous nous étions joyeusement remis à manger quand, ô épouvante! un seul taureau se profila à l’horizon. Il s’était perdu et cherchait à retrouver le troupeau. Cette fois, il allait nous voir et nous attaquer!Nouvelle cachette bien visible sous le rocher: il arriva tranquillement devant nous et, le croiriez vous? il eut une peur affreuse de ces inconnus et partit en galopant loin de nous qui avions cru notre dernière heure arrivée!!. Nous n’allâmes plus jamais aussi loin dans la montagne.
Voici un autre petit événement amusant que j’ai plaisir à vous raconter et qui pourra vous servir. A la Granja, nous allions cueillir des mûres: notre jardin de Thourotte nous manquait avec tous ses fruits dont j’avais fait tant de confiture. un jour où nous en avions cueilli beaucoup, je fus appelée par Papy à Madrid. Alain tout heureux me dit “C’est moi qui vais faire la gelée de mûres!”. Chaque fois que j’en faisais, il me regardait avec attention.
“- Combien de temps faut-il pour la cuire?.
– Un quart d’heure, une demi-heure; quand la goutte que l’on recueille sur une assiette est prise, c’est là que l’on sait que la gelée est faite”. Et je pars.
En revenant, je retrouve mon Tom, tout rouge, qui depuis près d’une heure, tournait cette gelée qui ne prenait pas!. tout déçu, il me céda volontiers la place et, ô merveille! quelques minutes après, la goûte gelait. Du coup, il fondit en larmes, sa fierté étant blessée.
“- Mais Grosse Bête, elle était presque faite quand je suis arrivée et c’est pourquoi je l’ai terminée aussi vite.
– Pourquoi cela a-t-il été si long?
– Parce qu’il a plu beaucoup ces derniers temps et les mûres étaient gorgées d’eau qu’il fallait faire évaporer”.
Avis à ceux qui me lisent. Ne demandez jamais: “Combien faudra-t-il de temps pour que la gelée de groseilles, framboises ou mûres prenne?”. Je réponds: “Tout dépend du temps qu’il a fait avant de les cueillir: si il a plu, c’est beaucoup plus long. En période de sécheresse et avec des fruits bien mûrs, la gelée peut prendre en cinq minutes”.
Revenons à notre vie madrilène après ces premières vacances espagnoles à la Granja. Les quatre enfants suivaient sérieusement les cours au Lycée français, trois tout du moins car François donnait du fil à retordre à ses professeurs et avait du mal à suivre.
Quant à nous, nous fîmes très vite connaissance des gens de la Compagnie de Saint-Gobain: les Peyrat, les Peyrar, les Colombani, les Fouilloux – ce dernier avait lui reçu son déménagement mais sa femme et ses enfants n’avaient pas encore leur ausweiss!-, les Bossu, lui français mais marié avec une espagnole. Le directeur général était monsieur de Bodinat accompagné, comme on aimait le dire, par ses trois Mousquetaires, Maurice pour les finances, Fouilloux pour la partie technique, Colombani pour les services administratifs.
Dans ces temps là, les hommes surtout les hommes d’affaires, sortaient entre eux déjeunaient ou dînaient avec leurs collègues espagnols dans les meilleurs restaurants. Les femmes espagnoles restaient à la maison et de ce fait, nous femmes françaises, n’étions jamais invitées: pour les nouvelles arrivées de France, cela leur semblait dur. d’autant plus que nous sûmes par une indiscrétion d’un de ces messieurs, que de charmantes danseuses espagnoles venaient parfois égayer la fin de ces dîners!. L’une d’elles un jour, s’était assise tout familièrement! sur les genoux du grand directeur de Paris!.
Vous me connaissez! et devez bien penser que dans mon coin, je rongeais un peu mon frein. Dans ce temps là, la femme allait à la messe, non seulement avec sa mantille sur les cheveux, mais avec des manches longues, des gants et des bas!. c’était la manière de respecter la Maison de Dieu….. Un enfant de choeur était assis par terre à la porte de l’église, surveillant les jambes des dames qui entraient, et signalait à un “bedeau” celles qui, en été surtout avec la grosse chaleur, n’avaient pas de bas!. Et celui-ci leur refusait l’entrée de l’église. A Ségovie, je n’eus pas le droit d’entrer dans la cathédrale car mes manches étaient trois-quarts!. J’avais pourtant des gants. On a peine à croire ce que j’écris d’il y a quarante ans. Les temps ont bien changé, en France d’ailleurs plus qu’en Espagne, où les femmes s’habillent encore très décemment pour aller à la messe.
Par contre, les Espagnoles ne portaient pas de chapeaux, alors qu’en France, c’était la grande mode et que j’avais apporté avec le déménagement, tous les miens. En visitant Tolède pour la première fois, avec Mme Fouilloux enfin arrivée, nous fûmes suivies par des gamins qui se moquaient bien fort de nos chapeaux. Depuis ce jour, nous les gardâmes pour les réceptions à l’Ambassade où c’était à qui exhiberait le chapeau le plus élégant.
Cette vie de colonie française à l’étranger est toujours une vie très plaisante mais aussi très superficielle. Toute occasion était bonne pour s’inviter à un cocktail avec moult “apéritivos”: olives noires et vertes, canapés, biscuits salés, champagne, jus de fruits, whisky, anis à l’eau sans oublier la délicieuse sangria espagnole dont nous ne manquons pas de nous régaler chaque été en France.
Quand les enfants sortaient du lycée à cinq heures et demi, je n’étais pas toujours à la maison, partie à un bridge de dames ou à un “thé de dames” où l’on papotait autour d’un goûter soigné. On était entraîné dans ce tourbillon et cela semblait tout naturel, puisqu’il y avait la bonne (la muchacha) pour garder les enfants…… Mon mari sortait du bureau vers sept ou huit heures du soir et en rentrant vers huit heures et demi, neuf heures, heure du dîner, je le trouvais souvent entrain de vérifier les devoirs ou faire réciter les leçons. C’était à moi d’accomplir cette tâche! Combien de fois ne me le suis-je pas reproché. Ma seule excuse, mais est elle valable: j’aimais, dans ma jeunesse, travailler à l’école; j’ai toujours fait mes devoirs toute seule et appris mes leçons comme une obligation toute naturelle. Jamais mes parents ne se sont occupés de moi à ce sujet, et je croyais qu’il devait en être ainsi. Hélas! vous qui me lisez, sachez que rien n’est meilleur pour un enfant qui rentre de classe, de crier “Maman, où es-tu?” et de la sentir là, pour lui, prête à lui donner son goûter et à s’intéresser à ses devoirs du soir….
J’anticipe un peu car dans les années 43, 44 et 45, la France subissait le poids de l’occupation et nous partagions ses angoisses. Pleins d’ arrogance, les Allemands défilaient souvent sur la “Castellana” (l’avenue des Champs Elysée pour Paris) et si l’on était assis à la terrasse d’un café, il fallait se lever à leur passage, eux les vainqueurs de tout l’Ouest européen. Moi, je ne me suis pas levée….. Je n’ai pas pu. Étant femme,l’incident ne fut sans doute pas trop remarqué et n’eut pas de conséquence.
Franco avait été avec Hitler d’une diplomatie remarquable. Il ne l’autorisa jamais à laisser les troupes allemandes traverser l’Espagne pour qu’elles puissent embarquer pour l’Algérie libre, elle, et qu’il voulait envahir. Franco arguait de sa neutralité pour entretenir de bons rapports avec lui et ne pas risquer d’être envahi!.
Jusqu’en 1945, date de la Victoire des alliés sur l’Allemagne, les enfants suivirent avec plus ou moins de succès, leurs études pour le baccalauréat, au lycée français de Madrid. Alain aimait les études et dans son boyau de chambre travaillait sérieusement. Monique qui couchait dans la chambre du fond avec son frère et sa soeur, n’était pas toujours tranquille pour faire ses devoirs. Quant à François, hélas!, il n’aimait guère les études et ma présence aurait été bien nécessaire pour l’aider. Notre petite Chantal elle travaillait aussi bien que possible, ressemblant en cela à son frère aîné, mais elle s’imprégnait petit à petit de l’ambiance espagnole de ses camarades de classe, ambiance de légèreté et de coquetterie.
Alain et Monique devinrent très vite chef scout et elle cheftaine. Ils étaient passionnés de leur responsabilité vis à vis de leur louveteaux et de leurs “jeannettes”, et ceux-ci leur rendaient bien leur affection. Presque tous les dimanches, ils partaient par le train à la “Sierra” emportant leur pique-nique et faisant faire des tas de jeux à leurs jeunes qui étaient ravis de ces dimanches si joyeux. Alain était un garçon si sérieux que nous avions toute confiance en lui et ne pensions jamais à aller le chercher le soir à l’arrivée du train en gare de la Moncloa, comme le faisaient tant de parents. Je vous raconte cela car, des années plus tard, il nous a avoué que malgré la tentation, il ne descendait pas au passage à niveau qui était en bas de la Moncloa et donc plus près de chez nous et qui l’aurait fait rentrer plus tôt dans la crainte…..et l’espoir que l’un de nous serait sur le quai de la gare à l’attendre……. Cet aveu m’a beaucoup bouleversée et culpabilisée, me rendant compte, ô combien trop tard, que nos enfants ont besoin à tout âge et quel que soit leur caractère, de nos gestes d’amour vis à vis d’eux. Et c’est dans le déroulement de leur vie ce qui leur restera le plus gravé……
A partir de maintenant, je vais vous raconter notre vie espagnole au fur et à mesure de mes souvenirs et non plus chronologiquement, car beaucoup de choses sont confuses dans ma tête et il me manque ma chère Monique à qui j’aurais pu demander aide.
Donc jusqu’en 1946, il nous fut impossible d’aller en vacances en France. Mon mari fut envoyé à plusieurs reprises en mission à Paris, avec bien sûr un “ausweiss”, permis de sortie allemand avec assurance de retour. Sauf une fois que je vous ai contée, tout se passait très bien et Papy était très heureux de pouvoir revoir mes parents et ses amis restés en France. Il pouvait constater que la vie était dure en France pour les civils et que nous avions bien de la chance d’avoir été mutés en Espagne. Nous avons échappé ainsi aux quatre années d’occupation de la France par les Allemands et aux cartes d’alimentation, les produits d’alimentation étant rationnés.
Les hivers à Madrid se succédaient de façon très régulière et sans histoire comme je vous l’ai déjà dit. Moi, je n’avais guère à me plaindre puisque j’eus toujours “una muchacha” petite bonne espagnole qui entretenait la maison, m’aidait à faire la cuisine pour sept. Je n’avais plus qu’à assurer le ravitaillement.
Je vais donc vous parler de nos vacances espagnoles de l’été.
En 1944, nous sommes allés à Suances avec les Fouilloux. Nous passions généralement deux mois et Papy restait un mois à Madrid avec la “muchacha” et venait nous rejoindre le deuxième mois. Nous étions sur la plage; un jour la rumeur se répandit que Paris venait d’être libéré et avec Janine Fouilloux, nous dansâmes une ronde endiablée sur le sable!. Hélas! nous dûmes déchanter le soir à la radio car c’était une fausse nouvelle et Paris ne fut libéré que quinze jours après.
Nous logions dans une petite maison que Papy nous avait loué et à la plage les enfants se faisaient vite des amis: moi, je sortais avec cette jeunesse et les recevais à la maison. C’était le bon temps!. La joie d’avoir ses enfants à soi, de rêver à leur avenir, le désir plein de réussites de tous ordres. En écrivant tout cela, j’ai l’impression de revivre ces beaux jours et quand je referme mon cahier, je me retrouve les mains vides… seule…. dans le silence de ma grande maison, les oiseaux s’étant envolés, ayant autre chose à faire que de s’occuper de leur vieille maman, mais disons le tout de suite, ne la délaissant certes pas.

2 thoughts on “Madeleine: les années en Espagne (1942-1950)

  • 4 avril 2006 at 10 h 58 min
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    Bonsoir Christine,
    « Il » m’a dit de me présenter ainsi : ce n’est pas forcément très joli mais… vous saurez de qui ça vient parait-il…
    Je suis époustouflé devant le travail que vous faites sur ce blog : c’est surprenant, intéressant… émouvant. Bravo, continuez, ici, et aussi sur votre autre blog, les photos y sont si belles, si chargées de poésie et de fraîcheur…
    A travers « lui » qui me parle souvent de vous, et désormais à travers ces blogs, je vous connais déjà un peu, pour mon plus grand plaisir.
    Amitiés
    Pierre

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  • 15 avril 2006 at 16 h 17 min
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    je reviens régulièrement même si je ne laisse pas toujours une trace, et je lis toujours avec le même plaisir.

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