Madeleine jeune fille de 1914 à 1924

La guerre de 14 ! Quatre longues années où mon père, qui était un peu l’idole de ses trois femmes…, fut absent de notre vie au rez-de-chaussée du 19 de la rue Théophile. Gautier. Avec ses 40 années, il fut mobilisé dans « la Territoriale », qui ravitaillait le front en munitions et en vivres. Nous attendions ses lettres avec impatience et encore plus ses permissions.
Pendant nos séjours habituels à Onival, où nous pouvions aller sans « laissez-passer », car nous avions une villa (le front n’était pas très loin), un camp de repos pour les Anglais s’installa dans les champs du phare. Vous imaginez ma joie : je recherchais toutes les occasions de placer le peu d’anglais que je savais. A un soldat que j’avais rencontré près des falaises et qui me montrait des photos de sa femme, je lui répétai trois fois « your woman ». Devant mon insistance, il partit, furieux, à mon grand étonnement et je sus plus tard que « Woman » signifie « amie » et que j’aurais dû dire « your wife ! » Bonne leçon ! Et je m’échappais souvent le soir vers 6h pour aider à servir dans un petit restaurant, les soldats anglais qui appréciaient drôlement la cuisine française. Ces escapades faisaient dire aux méchantes langues « que je promettais ! » alors que c’était tout simplement pour parler anglais !
L’année suivante, ce furent des Australiens qui vinrent au camp et nous fréquentâmes des officiers qui nous apportaient des tablettes de chocolat. Nous étions ravies, ma mère, ma sœur et moi. Mais mon père, quand il venait en permission, n’appréciait pas ! Et je me demandais bien pourquoi ? Sans doute parce que ma mère était encore une très jolie femme. Mais mon père n’avait rien à craindre, car elle ne voyait que lui et était d’un sérieux exemplaire.
Je n’ai pas la place ici de parler des événements les plus marquants de cette guerre de 14 : les noms de Verdun, Douaumont, après la « Marne » et ses taxis qui stoppèrent l’avance allemande, Joffre, Foch, Albert, roi des Belges, sonnent pour toujours à mes oreilles de jeune écolière. Et tout me fut raconté en détail par celui qui y participait si pleinement, avec ses 20 ans, mon cher mari.
En 1918, la vaillance merveilleuse de nos troupes, leur endurance dans cet enfer de feu, eut sa récompense. Les Allemands reculèrent jusqu’à leurs frontières et demandèrent l’Armistice avant que les troupes françaises entrent dans leur pays et subissent les ravages dont ils avaient été les témoins en France…
Ce 11 Novembre, alors que depuis la veille on parlait, enfin de la fin de la guerre, mon père vivait chez nous son dernier jour de permission. Il était onze heures du matin et je l’accompagnais au métro pour qu’il retourne dans son unité. Les cloches de l’église d’Auteuil, auxquelles se mêlèrent bien d’autres cloches, des sirènes et les klaxons des taxis se mirent à nous emplir les oreilles. La fin de la guerre était arrivée ! Que croyez-vous ? Que mon père rebroussa chemin et revint partager sa joie avec nous ? Bien sûr que non ! Sa permission était terminée, il rentrait à la caserne. Invraisemblable!
Quant à ma sœur et à moi, ma mère nous défendit de sortir de la maison même pas d’aller dans la rue, où se déroulaient des scènes de joie, d’embrassades, de délire, qui n’étaient pas faites pour des jeunes filles !! J’ai toujours eu le regret de n’avoir pas vu et participé à ces scènes de joie populaire qui ont surtout été intenses sur les boulevards.
Mon père rentrait au « bercail » deux mois plus tard (les territoriaux étant démobilisés les premiers), mais ces quatre années de vie indépendante, loin de nous trois, l’avaient changé et notre vie de famille en souffrit beaucoup. Mon père se hâta de terminer la « petite maison » qu’il avait fait construire dans la cour de son immeuble pour que nous y habitions et quittions donc le rez-de-chaussée. C’est en l’année 20 que se fit le déménagement. Ma sœur et moi, nous avions chacune notre chambre, ce qui fut un grand événement pour nous.
Je reviens un peu en arrière car je me souviens d’un événement qui a bien marqué ma petite jeunesse : c’est la crue de la Seine en 1910 (je crois). Il avait tant plu que notre fleuve déborda et tous les jours les journaux disaient jusqu’où « le Zouave du Pont de l’ Alma » avait de l’eau : les genoux, le ventre, la poitrine, le cou… Et nous n’étions pas loin de la Seine. La rue Félicien-David, la dernière avant la rue Théophile. Gautier voyait les barques remplacer les taxis ! Et dans nos caves l’eau s’infiltrait peu à peu. Mon père y descendait tous les jours et comme nous étions au rez-de-chaussée, il nous fallut chercher un refuge pour ne pas nous retrouver un matin, les pieds dans l’eau. C’est Mme Levêque, dont le portrait est encore à l’heure actuelle dans le salon, qui nous recueillit à Passy, petite colline que l’eau ne pouvait pas atteindre. Beaucoup de rez-de-chaussée de la rue Théophile. Gautier furent inondés ; mais la crue s’arrêta, juste à 1 cm de nos parquets, car mon père avait construit la cave un peu plus haute que les voisines. Une vraie chance, n’est-ce pas ?
C’était en 1924. J’avais réussi mon bac latin – langues à l’ Ecole Normale Catholique. Comme deuxième langue, j’avais choisi l’espagnol grâce à mon père. A cette époque là, les jeunes filles choisissaient pour la plus grande part, l’italien, langue des opéras, plus douce à l’oreille que l’espagnole. Mon père me fit remarquer que l’italien ne se parlait qu’en Italie, mais que l’espagnol se parlait, en plus de l’Espagne, dans toute l’Amérique du Sud. Que les classes d’espagnol étaient bien moins courues que celles d’italien, donc que le professeur s’occupait bien plus de ses élèves. Et, ajouta-t-il, sûrement sous l’inspiration du St-Esprit ! « Peut-être épouseras-tu quelqu’un qui sera envoyé en Espagne ou en Amérique du Sud ! »
Ravie de ne pas faire comme tout le monde, je fis la seconde et la première avec M. Joly-Clerc, très bon professeur d’espagnol et ensuite m’étant passionnée pour cette langue, deux années aux « Sociétés Savantes » de Paris, qui enseignaient toutes les langues.
Ceci en suivant des cours à la Sorbonne pour préparer une licence d’anglais. J’étais donc une affreuse « Sorbonnarde », parlant de mes études, même à mes danseurs !
Pour la première partie de mon bac, j’avais eu comme récompense le droit, en retournant à Onival où ma mère et ma soeur s’étaient déjà installées dès le premier juillet, de m’arrêter en route pour visiter Amiens, sa cathédrale et les vieilles maisons. Mais le souvenir inoubliable est ma demande à la Bibliothèque nationale du manuscrit du XIIIe siècle, qui était nommé sur mon guide. Je m’attendais à ce que l’on me le refusa. Mais non ! Pendant plus d’une demi-heure, avec vénération j’ai… caressé, feuillet par feuillet, ce merveilleux manuscrit, rempli de miniatures, dessinées et peintes avec amour par ces artistes du Moyen Âge. J’ai toute ma vie adoré les choses anciennes.
La récompense de ma 2ème partie du bac, la « philo », que je n’aimais pas pourtant, fut un voyage en Angleterre, promis par mon père qui pensait bien que je ne réussirais pas cette 2ème partie ! Il lui fallut tenir sa promesse et après avoir fait toute seule, toutes les démarches pour mon passeport, je suis partie le 13 juillet au Havre par le train. J’étais rayonnante et sur le quai ma mère pleurait de voir partir pour la première fois, son aînée ! J’avais choisi le Havre – Southampton, car c’était la traversée la plus longue et que je n’avais jamais été en bateau. A 5h du matin, j’émergeais sur le pont, à la grande surprise des marins, pour voir se lever le soleil ! On était en pleine mer et le petit vent « noroit » (du nord, en picard) me fit vite redescendre dans ma cabine !
C’est à Ringwood que je fus reçue par M. et Mme Tanner, Je passai avec « Flo », Florence Tanner, trois mois très agréables et j’y perfectionnai beaucoup mon anglais, puisqu’elle ne savait pas un mot de français.
De Ringwood, je suis allée à Londres chez des amis, puis à Liverpool chez un professeur de sciences naturelles. avec sa charmante femme, que j’avais connu à Onival. Je suis restée un mois chez eux, suivant les cours de sciences naturelles. pour le P.C.N.. Je suis revenue le 11 Novembre à Auteuil après une traversée d’une Manche déchaînée qui ne permettait pas de se tenir debout dans le bateau ! J’étais ravie !!!
Je demandai à mon père de faire médecine. Il poussa les hauts cris et me dit qu’il ne voyait pas une jeune fille au milieu des « carabins » ! La licence d’anglais, c’est tout ce qu’il m’autorisa à faire pour satisfaire mon appétit « d’apprendre ». D’ailleurs me dit-il, avec vue anticipée de la vie qui attendait les femmes, il te faudra peut-être un jour gagner ta vie ! » Grâce à la puissance de travail de mon cher mari, je n’ai eu jamais besoin de le faire. Est-ce un bien, est-ce un mal ? Les deux, car j’ai bien perdu de « ma belle intellectualité » en devenant tout simplement mère de famille ! et femme au foyer !
Or donc, pendant deux hivers, je suivis des cours à la Sorbonne. Passant d’ une école où, l’on suivait les élèves, j’ai trouvé très pénibles ces cours où il fallait travailler par soi-même. Je décrochai mon premier certificat de licence en juin 24, tout en continuant l’espagnol, les matinées dansantes, les bals des Grandes Écoles, le tennis et le piano. Une vie parisienne qui ne me préparait guère à aller vivre dans une cité ouvrière comme Thourotte !

Généalogie de Madeleine

One thought on “Madeleine jeune fille de 1914 à 1924

  • 4 juillet 2005 at 19 h 39 min
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    Quelle vitalité , quelle belle jeunesse…on la sent capable de tant de choses! Madeleine avait du talent pour nous conter ses souvenirs! Alors pas d’Argentine ni d’Argentin à l’horizon!!!
    Les échos de la grande guerre…
    Un énorme trèfle à quatre feuilles est là devant moi dans un joli cadre argenté..au dos est écrit ‘trouvé par Henriette à Méru en août 14; le canon tonnait au loin! »
    Alors et après ?
    Sais tu Christine que l’on est complètement accro à ton blog!!
    Amitiés
    Dany

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