23 octobre 1914
Chère et bonne Cécile,
Hier soir j’ai reçu :
1e ta lettre du 12 octobre par laquelle tu m’exprimes ta crainte et surtout ta tristesse au sujet de mon silence
2e une carte du 14 me renouvelant tes tourments
3e une autre carte du 14 me disant que tu as reçu mes mots du 5 et 7 et que tu es plus rassurée.
Je suis désolé ma chérie de te savoir en cet état, évidemment les lettres mettent longtemps à parvenir, cependant ma lettre écrite le 7 et qui parvient le 14 ce n’est pas mal, les tiennes datées du 12 et 14 ne sont parvenus que le 22 ; ce retard, en ce qui concerne le 37e est explicable, c’est ici, je veux dire dans la région, on nous a brouettés dans différentes directions à l’improviste, passant d’une autorité à l’autre, de sorte que le service de la poste ne pouvait suivre, mais je crois qu’il ne faut pas espérer un délai de moins de huit jours pour recevoir une lettre. Mais ce que je ne comprends pas ce que tu ne reçoives pas une lettre chaque jour. À part trois fois, je t’ai écrit tous les jours. Des fois, je t’ai écrit chaque jour sur une même feuille mais je n’ai fait un envoi que tous les deux ou trois jours. Tu dois avoir ses lettres en ce moment entre les mains.
Le 3, quand je t’ai écrit de Bray, j’attendais anxieux tes lettres qui n’arrivaient pas. Cela a duré plusieurs jours puis avaient du retard sans doute, elles commencèrent à arriver ce qui me remplit de joie.
À ce moment où je suppose qu’il en est de même chez toi je ne puis te dire de ne pas songer aux dates mais comme si tu étais moins vieille de huit jours. Mais surtout rassure-toi à mon sujet.
Il est vrai que nous avons été à des postes très périlleux et que nous y sommes encore ; depuis dix jours nous touchons presque l’ennemi ; c’est une fusillade et une canonnade qui ne cessent pas, ni de jour ni de nuit. Mais je ne suis pas exactement sur la ligne de feu, je jouis, je te l’ai dit d’un logement superbe. Ce matin à 7 heures je me prélassais dans mon lit « empire » en regardant alternativement par les deux fenêtres qui existent devant moi et auquel il manque quelques carreaux que j’ai bouchés avec du papier, ce qui fait que j’ai chaud au lit. J’y dors depuis la fameuse nuit de l’obus, comme un sonneur. En ce moment même, j’ai le cœur rempli de joie. Pourquoi ? Pourquoi ma chérie ? Tu vas encore dire que je me vante ? Eh ! Bien c’est parce que je viens de réussir à faire une bonne action.
Je t’ai dit que j’avais été désigné comme commissaire du gouvernement auprès du conseil de guerre. C’est à cet officier qu’incombe le rôle de ce qu’on appelle en cour d’assises le ministère public, c’est-à-dire le juge qui accuse, qui fait l’acte d’accusation et rempli toutes les formalités de jugement. Pour le travail, ça m’allait, mais pour la fonction ça me dégoûtait car le bonhomme que j’avais à faire condamner était plutôt maboule. On avait fouillé les sacs des hommes et en avait découvert dans le sien trois couteaux avec viroles en argent et quelques objets provenant des vols. Seulement, c’est un maboule je le répète, c’est un réserviste père de trois enfants et j’aurais éprouvé un remords éternel de contribuer à la condamnation de ce malheureux. Mais toutes les démarches que je fis tenter auprès du colonel, furent sans résultat. Je fis donc toutes les formalités prescrites : me vois-tu, dire accusé et aux témoins : levez la main droite ! Jurez de dire toute vérité rien que la vérité. Et ces pauvres diables de s’exécuter en disant : je le jure mon lieutenant.
Non décidément mon travail me dégoûtait de plus en plus. D’autant plus que j’avais devant moi ce fameux machin qu’on appelle « code pénal » et il y a à chaque lignes parmi les punitions : mort ! Mort !
Le moins que mon type pouvait écoper c’était 2 ans de prison !
Zut, je vais revoir le président du conseil de guerre pour le décider à aller voir le colonel, mais il ne voulut rien savoir, car il savait le colonel intraitable.
Je feuilletais mon dossier ennuyé, quand une ligne flamboya devant mes yeux : « les conseils de guerre spéciaux, disait-elle, ne peuvent juger que s’il y a flagrant délit ».
Aussitôt je volais chez le colonel et quand il eut écouté mes explications, il me fixa et allait m’attraper à mon tour ; mais il se tut et me dit, c’est bien, j’annule la plainte. Là-dessus je file. Ou allez-vous me crie-t-il ? Donneer contre-ordre aux juges lui répondis-je. Et je refile. Je ne sais pas ce qu’il a dit après mon départ, mais je le reverrais tantôt. J’ai fait savoir la nouvelle à la compagnie du réserviste, il ne saura peut-être jamais à qui il doit cela. Mais que je suis heureux !
Pour comble, je reçois à l’instant ta lettre du 16 dans laquelle tu me dis la peine qu’éprouve certaines braves personnes : Pottier , Simon Vuillaume … Etc. … De mon départ. Cela me cause une bien douce satisfaction. C’est si difficile de réussir à faire le bien et surtout à mériter la reconnaissance !
Avec cela tu me dis mieux que jamais combien tu m’aimes, tu m’envoies aussi 2 cartes de Robert où il t’exprime aussi ses excellents sentiments ! Que me manque-t-il ! Si j’en réchappe et j’en réchapperais, je le sens, ne devrais-je pas remercier le sort de m’avoir fait éprouver ces douces sensations auxquelles le danger, j’en conviens, donne une saveur plus particulière. Autour de moi, que vois-je, en détournant toutefois les yeux du carnage ? Des figures gaies, sales un peu, mais joufflues et respirant la santé. Pas de tristesse même chez les vieux réservistes et même chez les territoriaux volontaires. Le colonel Lacappelle lui-même qui vient d’être affligé par la perte de ses frère et beau-frère dit que son chagrin s’émousse. Cela est dû au bon fonctionnement de tous les services, à la bonne alimentation, à la confiance que nous devons à nos chefs et enfin à l’espoir suprême de la victoire que nous sommes certains de gagner. Il y a des défaillances, c’est vrai, mais il reste assez de braves et courageux patriotes pour mener l’affaire à bonne fin.
Donc, on m’appelle. À tout à l’heure chérie.
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23 octobre 1914 (JMO du 37e RI)
Même mission que la veille. Continuation des travaux d’approche. Le bataillon du 153e qui était en réserve rejoint la 78e brigade. Le 3e bataillon (moins 10e compagnie) est retiré de la ligne et vient se placer en réserve de la sortie ouest de Foncquevillers à la place du bataillon du 153e.