Madeleine (1939-1940)

Suite des souvenirs de Madeleine

Nous y voici à cette année qui vit le début d’une terrible guerre qui devait durer presque 5 ans et faire tant de morts. Un souvenir qui reste gravé dans ma mémoire : celui du jour où, de Compiègne où était sa garnison, Maurice vint nous dire au revoir, car il partait « sur le front » près de la frontière de Belgique que les Allemands avaient traversée. Après nous avoir embrassés avec toute l’émotion qui serrait tous nos cœurs, et caressé notre petit chien « Samba », un bouledogue nain auquel nous étions très attachés, il se rendit compte qu’il n’avait plus assez d’essence et alla en chercher au village. Il était obligé de repasser devant la maison et nous l’attendions tous. Sans doute pour ne pas recommencer de nouvelles effusions, il passa en trombe… et je n’eus que le temps de tenir les enfants. Mais Samba, qui connaissait si bien l’auto de son maître, se précipita pour lui faire fête et fut tué sur le coup… La douleur des enfants fut immense et ils lui firent des funérailles somptueuses ! Il repose au bout de la grille avec 4 bouquets de buis et des fleurs.
Maurice partit donc avec le 67ème régiment d’infanterie dans les Ardennes. Le temps fut exécrable pendant ces mois de novembre et décembre. Ce fut d’ailleurs « la drôle de guerre ». Les Allemands, comme les Français, se terraient dans leurs tranchées et il n’y avait aucune attaque. Ayant su le village où se trouvait mon mari, je partis avec les quatre enfants en auto pour le retrouver. Hélas ! Son régiment avait changé de place et leurs remplaçants, ahuris de me voir si près des lignes ennemies, me dirent de repartir au plus vite. Je ne fus pas découragée pour autant. Un de nos voisins, en permission à Thourotte, m’ayant dit qu’il avait vu mon mari dans le petit village près de celui où il campait, je partis de nuit pour ne pas risquer d’être arrêtée, au volant de ma voiture, en suivant la sienne. Je vous assure que je serrais les dents, car il conduisait très vite. Arrivée à terme, j’appris que mon mari était parti quelques heures avant, prétextant d’aller chercher à Compiègne « la clique » (clairons et tambours) qui y était restée, pour venir nous voir. Nous nous étions sûrement croisés dans la nuit donc en sens inverse. Je trouvai très touchant ce désir, le même jour, de courir l’un vers l’autre. Je récidivai une fois encore en février, mais cette fois en confiant les quatre enfants aux voisins et en partant avec trois femmes d’officiers dont une emmenait son bébé qu’elle allaitait ! Drôle de guerre qui allait bientôt se terminer ou plutôt commencer, par l’attaque foudroyante des Allemands.
En mars le Maurice était venu huit jours en permission. Le surlendemain de son départ, il réapparaissait à Thourotte… « Que se passe-t-il ? » Rien. Laisse-moi ! » Et il s’enferma dans sa chambre et je l’entendis pleurer pendant des heures… C’est bouleversant les sanglots d’un homme, surtout si courageux. Voilà ce qu’il s’était passé ! Pendant son absence, le Colonel avait vérifié le « curriculum vitae » de ses officiers et s’était aperçu d’abord de l’âge du Maurice et du fait qu’il avait 4 enfants. Il ne devait donc plus être dans l’active, mais dans la territoriale. Et il le muta aussitôt, au grand chagrin de ses lieutenants, entre autres Cousin, de Coulanges, qui s’étaient très attachés à lui. Ayant fait la guerre de 14 et étant d’ailleurs le seul, il savait leur donner sur le terrain des conseils pertinents… Maurice était fou de chagrin d’avoir quitté son régiment qu’il aimait tant. « Je suis un vieux. Je ne vaux plus rien » répétait-il, blessé profondément dans son orgueil. Il partit à Beauvais où il avait été nommé et mena la vie dure à ses hommes qui coulaient une vie douce, puisqu’on ne se serait pas cru en guerre. Mais lui, prévoyait qu’un jour elle se déclencherait et voulait les préparer à se défendre.
Et en effet, en mai, les Allemands attaquèrent et avancèrent à une vitesse foudroyante. Maurice passait souvent nous voir quand il faisait l’inspection de ses postes. Ce jour de fin mai, très soucieux, il me demanda s’il n’était pas temps que je parte comme convenu en Bretagne chez ma cousine Lucienne qui y avait une grande demeure. Je refusai : « Pas encore… » Mais à midi, Alain m’appelait : « Maman, Maman ! un avion allemand ! » Je le vois encore avec ce tireur, le fusil mitrailleur braqué sur nous ! En fait il allait bombarder la gare. Je compris le danger et me mis aussitôt à remplir l’auto avec les draps le linge, l’argenterie, les vêtements, les couvertures, les bibelots que j’aimais. A tel point qu’il y avait juste la place devant, pour 3 enfants et derrière sur tout le linge amoncelé, pour le 4 ème, François, qui ne pouvait que s’étendre ! Et quand Maurice repassa à cinq heures, j’étais toute prête à le suivre, protégée par sa voiture militaire, qui nous ouvrait le passage car le grand exode avait commencé ! Nous passâmes grâce à lui, les ponts sur la Seine, où il y avait des queues de voitures, pleines à craquer comme la nôtre qui attendaient leur tour. Il nous laissa de l’autre côté du pont, nous embrassa avec ferveur et repartit sur Beauvais où était son unité. Et bravement, sans hésitation ni peur, je continuai le voyage jusqu’au « Port Blanc », près de Tréguier en Bretagne.

Nous y fûmes très bien reçus par ma cousine Lucienne qui, inquiète de la ruée des Allemands, nous attendait un peu. Nous nous installâmes d’abord dans une maison de location ; un matin Lucienne reçut une lettre de son mari lui disant de quitter immédiatement la Bretagne dont les Allemands approchaient et de venir le rejoindre en Auvergne. Elle me proposa de partir tous dans ma voiture et d’abandonner tout ce que contenait nos maisons. Je refusai net. Je n’avais pas sauvé linge, argenterie, etc. pour le perdre définitivement. Lucienne partit donc avec ses deux enfants par le train après nous avoir installés chez elle pour garder sa maison. En fait, elle n’arriva jamais à rejoindre son mari. Deux jours après, arrivait avec trois jeunes enfants, une amie de Lucienne Mme Bolgert qui, elle aussi venait se réfugier chez elle. La maison était assez grande pour nous accueillir tous. Nous passâmes ainsi quinze jours qui auraient été agréables si les nouvelles de l’avance allemande ne nous bouleversaient pas tant.
J’étais sans nouvelles du Maurice qui, lui aussi, avait dû se replier avec ses hommes de Beauvais à Bordeaux avant que l’on fasse – sauter pour rien, hélas ! – les ponts sur la Seine. Un midi mes « diables » d’enfants étaient, par extraordinaire, tous assis à table, silencieux, devant le couvert parfaitement mis. Je flairai quelque chose d’inhabituel. Je m’assis, pris ma serviette et dessous… il y avait enfin une lettre de mon cher mari. Je me rappelle encore avec émotions mon cri « Je ne suis pas veuve ! » Ils avaient pu passer les ponts, ses hommes à bicyclette, juste avant qu’ils ne sautent et, près de Bordeaux, leur tâche était de défendre « le front de mer de la Gironde » et de tirer sur tout bateau qui quittait la France pour rejoindre De Gaulle en Angleterre. Bien entendu, ils se gardaient bien de tirer sur ces bateaux !
Tout se bouscule dans ma mémoire – cela se passait il y a 48 ans ! – et j’ai oublié de dire que, devant une fenêtre grande ouverte des voisins, j’avais entendu l’appel pathétique du Général de Gaulle ,disant bien fort : « Nous avons perdu une bataille mais nous n’avons pas perdu la guerre ! Venez me rejoindre ».
La même radio nous apprit presque en même temps par la voix de Pétain, l’armistice demandé aux Allemands : « Non ! Non ! » fut mon cri. Désespoir et honte ! Où étaient « les poilus » de 14-18 qui avaient si bien pu défendre leurs pays ? A part quelques unités, dont le 67 ème, qui ont tenu bon et se sont fait encercler plutôt que de se rendre. Prisonniers, ils l’ont été pendant 5 ans, ce à quoi mon mari avait échappé en étant nommé dans la territoriale.
Et ce fut l’arrivée au Port Blanc des Allemands. Terrorisés, nous nous cloîtrâmes dans la maison pendant deux jours. Sans raison puisqu’ils avaient l’ordre d’être très aimables avec les populations et le lendemain organisaient un bal où ils invitaient toutes les jeunes filles du village à venir danser avec eux !!
Il fallut bien sortir pour le ravitaillement et croiser les Allemands dans les rues… Ma petite bonne femme de cinq ans, Chantal, m’accompagnait. Voilà que dans la boutique où nous étions, entrent deux Allemands. Je n’avais qu’une hâte, c’était de sortir ! Ils regardèrent avec un sourire cette petite fille qui devait leur rappeler leurs enfants et lui offrirent des bonbons. Je n’eus pas besoin de lui dire de refuser. Les deux mains derrière le dos, elle dit « Non ! » d’un signe, de tête et aussitôt sortie de la boutique, elle me dit d’un ton sérieux, en me regardant bien pour savoir si elle ne se trompait pas : « C’est à cause d’eux, n’est-ce pas, que mon Papa, nous a quittés ? « Ce Papa qu’elle adorait et dont l’absence la faisait souffrir plus que je ne le croyais ».
Les Allemands ordonnèrent aux « évacués » de rentrer chez eux et Mme Bolgert qui avait fait le plein d’essence avant qu’il n’y en ai plus que pour les Allemands, partit la première avec ses enfants que les miens virent s’en aller avec beaucoup de chagrin. Lucienne revint et j’espérais que Maurice, démobilisé allait venir nous chercher. Mais il m’écrivit qu’il lui fallait nettoyer et remettre en ordre la maison où tant de réfugiés avaient couché et pillé.
Je partis donc avec les enfants, tout mon chargement et en plus un coq et deux poules, que mon mari m’avait dit d’acheter pour remonter le poulailler, vide bien sûr. Les pigeons, eux, étaient morts de faim après notre départ, car j’avais oublié d’ouvrir leur volière ; mon mari m’en voulut beaucoup. Je n’avais que 10 litres d’essence pour traverser la France de la Bretagne à Compiègne. Comme me l’avait prédit Maurice : « Une femme avec quatre enfants sera plus dépannée que si le mari est avec eux. « Ce fut exact. Tantôt la Kommandantur m’en donna 10 litres et le Maire 20 … plus loin, en panne, ce fut un camion qui tout en me disant que j’étais folle de courir les routes ainsi ; me céda 10 litres du précieux liquide. J’arrivai à Mantes et là les Allemands avaient installé une pompe à essence pour ravitailler les réfugiés qui rentraient. Et le brave territorial allemand qui la tenait, me fit le plein. J’étais sauvée : je pouvais aller jusqu’à Thourotte. Nous passâmes par Beauvais qui était en grande partie en ruines… C’était poignant. Seule la cathédrale presque indemne se dressait au milieu des maisons démolies : Dieu n’avait pas voulu qu’un tel joyau élevé en son honneur par les merveilleux artistes du moyen âge, ne continue pas à célébrer sa gloire… Nous fîmes trois fois le tour de la place pour bien graver ce spectacle en nous, et prîmes la direction de Thourotte, là où nous attendaient notre cher Capitaine et notre foyer retrouvé.
C’est sur le chemin de la gare que nous retrouvâmes notre « Papy ». Il pensait que n’étant pas encore arrivés, nous avions peut-être été obligés de prendre le train ! Jamais ! Abandonner le précieux chargement ! Les effusions furent très émouvantes et je racontai toutes les difficultés que j’avais rencontrées en chemin.
Et dès le lendemain, la vie quotidienne reprit son rythme habituel. Il fallait renouer avec le passé et oublier que les Allemands occupaient la France. D’ailleurs dans notre petit village, on ne les voyait guère.
Ayant une chambre d’amis libre, une fois seulement elle fut réquisitionnée pour loger un officier allemand.

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